Le secret insoupçonné du vin : comment les levures sculptent la texture et la bouche

11/09/2025

L’autre visage de la fermentation alcoolique

Lorsque l’on pense à la fermentation du vin, l’image qui surgit est souvent celle d’un moût bouillonnant, animé d’un mystérieux ballet de bulles. Mais derrière ce spectacle, le véritable chef d’orchestre, ce sont les levures. Il est bien connu que ce sont elles qui transforment les sucres du raisin en alcool et en gaz carbonique. Pourtant, leur influence ne s’arrête pas là. Peu de gens imaginent à quel point ce petit monde invisible participe aussi à l’expérience tactile d’un vin, cette fameuse « bouche » si difficile à définir, mais si essentielle quand on découvre un grand cru ou un vin de soif.

La bouche, c’est une somme de sensations : volume, fraîcheur, viscosité, longueur… Certains vins caressent le palais avec onctuosité, d’autres le tapissent de manière serrée et fine, d’autres encore laissent une impression de crémeux ou de soyeux. Quelle part les levures prennent-elles dans cette symphonie sensorielle ?

Levures : artisans de la fermentation et architectes de la bouche

Derrière chaque fermentation, des milliards de Saccharomyces cerevisiae (et parfois d’autres espèces) s’activent. En consommant les sucres, elles produisent non seulement de l’alcool, mais également toute une gamme de composés secondaires : glycérol, mannoprotéines, acides organiques, composés soufrés… Or, certains de ces produits métaboliques sont majeurs dans la perception de la texture.

Le glycérol : une caresse invisible

  • Rôle : Le glycérol, troisième composé le plus abondant dans le vin après l’eau et l’alcool (environ 5 à 15 g/L selon les styles), est un « polyol » au pouvoir de glisse et d’onctuosité remarquable. Il adoucit la perception acide et donne au vin ce fameux « gras » souvent invoqué par les dégustateurs (CIVB).
  • Variabilité : Certaines levures indigènes, comme ou , sont naturellement plus productrices de glycérol que d’autres levures sélectionnées, générant parfois jusqu’à 50 % de glycérol en plus dans le vin final. Cette variabilité explique pourquoi certains vins issus de fermentations spontanées paraissent plus suaves que d’autres.

Mannoprotéines et texture : le velours des lies

  • L’autolyse, une étape clef : Après la fermentation, les levures mortes libèrent, lors de leur dégradation (l’autolyse), des mannoprotéines et des polysaccharides. Ces composés sont centraux pour la sensation de volume et la souplesse en bouche.
  • Des bulles aux grands blancs : La pratique du sur-lies (« élevage sur lies »), typique des grands blancs de Bourgogne, mais aussi incontournable pour les champagnes, n’a pas pour seule vertu d’apporter des arômes briochés. Les mannoprotéines, libérées au fil des mois, agissent comme un « liant » qui adoucit les angles et donne l’impression de rondeur — jusqu’à 200 mg/L dans certains chardonnays élevés de longs mois (Bourgogne Vins).
  • Stabilisation : Propres à protéger le vin de la casse protéique et à stabiliser les bulles des effervescents, les mannoprotéines allongent la persistance et densifient la texture, à tel point que de nouvelles recherches s’intéressent désormais à leur extraction contrôlée pour le vin naturel (Australian Wine Research Institute).

Texturer le vin : les choix du vigneron

Levures indigènes ou sélectionnées : la grande question

En cave, le choix n’est pas neutre : travailler avec les « levures indigènes » (celles du terroir, présentes sur la peau du raisin et dans l’environnement de la cave) ou avec des souches sélectionnées (achetées en sachets) influe sur la personnalité et sur la texture du vin.

  • Levures indigènes : Richesses aromatiques et parfois plus grande production de glycérol, de polysaccharides et de composés de structure. Mais l’aléa est plus élevé (risque d’arrêts de fermentation, styles moins reproductibles).
  • Levures sélectionnées : Contrôle, régularité, mais possibilité de profils plus standardisés et parfois moins de texture en bouche si la souche est orientée « rendement » plutôt que complexité.

Température et gestion de la fermentation

La température de fermentation influe directement sur l’activité des levures et la production de composés texturants. Une fermentation basse (14-16 °C pour les blancs) favorise souvent la production de glycérol et de polysaccharides, tandis que des températures plus élevées peuvent conduire à une plus grande volatilité aromatique mais à une texture plus « mince ». Certains vignerons recherchent donc délibérément ces textures plus grasses en jouant sur ces paramètres.

Un impact qui dépasse la bouche : équilibre des sensations

L’effet sur les tanins et l’acidité

  • Pouvoir d’adoucissement : Les mannoprotéines issues des levures ont la capacité de se complexer avec les tanins, réduisant ainsi l’astringence (INRAE). C’est une des raisons du charme velouté de certains pinots noirs ou vieux champagnes.
  • Intégration de l’acidité : De nombreux vins blancs jeunes aux acidités tranchantes gagnent en équilibre après un élevage sur lies, le vin paraissant moins mordant en bouche car les mannoprotéines et glycérols jouent un rôle d’enrobage.

Persistances, bulles et mousse : le rôle clef en effervescence

  • Les vins effervescents, en particulier ceux issus de la « méthode traditionnelle » (Champagne, Crémant, Cava), doivent beaucoup à l’autolyse des levures. La finesse de la bulle, la tenue de la mousse, l’onctuosité caractéristique en bouche sont directement corrélées à la quantité et à la nature des mannoprotéines extraites lors de longs élevages sur lies (minimum 15 mois pour un Champagne non millésimé, jusqu’à 10 ans pour de vieilles cuvées de prestige).

Des anecdotes et exemples concrets pour illustrer

  • Certains vignerons bourguignons n’ont pas hésité à prolonger l’élevage sur lies fines pendant 18 ou 24 mois, découvrant que ce « velouté » particulier se construisait avec le temps, sans que le vin perde en pureté (BIVB).
  • Au domaine Huet à Vouvray, la bouche crémeuse des grands moelleux doit autant à l’activité des levures naturelles qu’à la patience dans le vieillissement sur lies, donnant ce toucher glycériné unique (Source : reunions techniques La Loire et ses vins, 2022).
  • Une étude menée sur les vins rouges du Languedoc a montré que l’introduction de souches non-Saccharomyces pouvait augmenter la concentration en mannoprotéines de 30 %, avec, à la clé, plus de sucrosité et de soyeux malgré une structure tannique robuste (Food Research International).

Des pistes d’avenir : levures et impression en bouche à l’ère de l’innovation

La sélection de nouvelles souches de levures continue d’avancer, visant non seulement à préserver les arômes mais aussi à enrichir la texture en bouche, à limiter la perception de sécheresse ou de creux. Avec le changement climatique, certains vignerons misent sur des levures productrices de plus de polysaccharides pour rééquilibrer des vins naturellement plus riches en alcool et parfois déséquilibrés en structure.

Des biotechnologies à la cave, il n’y a qu’un pas : l’ajout contrôlé de dérivés de levures (mannoprotéines, par exemple) au moment de la mise en bouteille fait aujourd’hui débat, mais ouvre aussi des possibilités pour ajuster le toucher final du vin sans recourir à des additifs exogènes (pratique autorisée dans de nombreux cahiers des charges IGP ou AOP européens, sous contrôle).

Enfin, une invitation sensorielle

Prochain verre à la main, fermez les yeux devant ce vin qui glisse, tapisse, emplit la bouche ou, au contraire, file droit comme un trait d’arbalète. Derrière ces différences, il y a des histoires de levures — de leurs choix, de leur diversité, de leur patience ou de leur discrétion.

Déguster, c’est comprendre que la texture d’un vin n’est jamais le fruit du hasard : chaque vigneron, chaque cuvée, chaque terroir ose une danse unique, où les levures sont à la fois chefs d’orchestre et metteurs en scène. À mesure que l’on explore ce sujet, on prend peut-être plus qu’ailleurs conscience des liens ténus entre science, nature et sensorialité.

N’hésitez pas, en dégustation, à vous interroger : et si la magie tactile de ce vin était, en partie, un secret de levure ?

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