Levures et bouquets : peut-on deviner les arômes du vin à l’avance ?

20/09/2025

Le rôle des levures dans la magie aromatique du vin

Fermenter du jus de raisin, c’est déclencher une transformation spectaculaire orchestrée en grande partie par de minuscules organismes : les levures. Ces microchampignons, présents en milliards lors de la fermentation, ne se contentent pas de produire de l’alcool et du gaz carbonique : ils sculptent le visage aromatique du vin.

Loin de la vision romanesque du « terroir » seul maître du goût, le choix des levures – qu’elles soient indigènes ou sélectionnées – façonne le bouquet, la texture et le style du vin. Cet univers scientifique et sensoriel fascine autant qu’il intrigue : jusqu’où peut-on prédire la palette aromatique d’un vin d’après la souche de levure choisie ?

Une diversité infinie de levures, une explosion d’arômes

Il existe plus de 1500 espèces de levures connues, mais seulement quelques-unes, comme Saccharomyces cerevisiae, tiennent le haut du pavé dans la vinification. Pourtant, chaque souche – la fine variation au sein d’une même espèce – laisse une empreinte unique sur les arômes formés pendant la fermentation.

  • Levures indigènes : Issues de la flore naturellement présente sur la peau des raisins, sur le matériel de cave et dans l’environnement du chai. Elles se succèdent en population lors de la fermentation, produisant une grande diversité aromatique, reflet du millésime et du terroir (source : Institut Français de la Vigne et du Vin).
  • Levures sélectionnées : Isolées en laboratoire puis multipliées, elles sont choisies pour leurs qualités fermentaires et leur influence sur le profil aromatique. Les catalogues des fabricants proposent aujourd’hui des dizaines de souches différentes (souvent issues de Saccharomyces cerevisiae) pour moduler style et expression.

La différence ne se loge pas que dans la signature – pommes mûres, fleurs blanches, notes exotiques ou épices : elle s’exprime aussi dans la quantité et la qualité des arômes libérés, leur puissance et leur précision.

Comment les levures fabriquent-elles des arômes ?

Dès que le sucre se transforme, c’est tout un ballet moléculaire qui s’opère. Les levures ne sont pas de simples improvisatrices : elles transforment aussi des précurseurs aromatiques du raisin en molécules odorantes originales.

  • Esters : Ces composés volatils sont responsables de notes fruitées (banane, pomme, poire, agrumes…). La souche de levure influence leur quantité et leur type (source : Oenology International Journal).
  • Alcools supérieurs : Ils apportent des touches florales ou épicées. Leur excès, en revanche, peut donner un nez lourd, surtout dans les rouges jeunes.
  • Acides organiques : Certains, produits par les levures durant la fermentation, contribuent à la fraîcheur ou à la structure du vin.
  • Composés soufrés : Notes de pierre à fusil, truffe, voire parfois de réduction (œuf). Leur expression dépend de la souche, mais aussi du stress subi pendant la fermentation.

Par exemple, certaines souches de levures sélectionnées par des maisons bourguignonnes sont reconnues pour révéler les arômes de fruits rouges dans le pinot noir, tandis que d’autres, développées en Nouvelle-Zélande, accentuent les notes de buis et de passion du sauvignon blanc.

Prédire les arômes : mythe ou réalité ?

Les fabricants de levures (Lallemand, Fermentis, IOC, etc.) commercialisent aujourd’hui des souches avec des fiches détaillant les arômes promise à l’issue de la fermentation : pomme verte, bonbon anglais, fruits tropicaux, minéralité, complexité… Mais ces promesses tiennent-elles toujours face à la réalité complexe du chai ?

Ce que la science autorise à prévoir

  • Testé en conditions contrôlées : Les fermentations menées en laboratoire permettent de cerner le « potentiel aromatique » d’une souche : quantité d’esters, tonalités dominantes, impression gustative.
  • Un guide pour vinificateurs : Les vignerons sélectionnent des souches selon les styles recherchés – explosifs, fruités, subtils, floraux, etc. Chaque souche a une “cartographie aromatique” moyenne.

Ainsi, choisir une souche réputée pour dynamiser les arômes amyliques (bonbon anglais, banane) dans un gamay ou une souche « fraîcheur » pour apporter acidité et notes d’agrumes au riesling est un acte courant et réfléchi.

Mais la prédiction reste fragile

  • L’influence du milieu : Le raisin (cépage, maturité, état sanitaire), la température de fermentation, la présence d’oxygène, le type de cuve et la nutrition des levures bouleversent la synthèse des arômes.
  • Complexité des interactions : Lorsqu’on utilise des levures indigènes, de nombreuses espèces cohabitent et interagissent, ajoutant de l’imprévisibilité aux profils aromatiques.
  • Les « off-flavors » : Certaines souches ou certains contextes favorisent des arômes peu désirables : odeur de clou rouillé, notes métalliques ou végétales (source : La Revue des Œnologues).

On le voit chez les maîtres du chardonnay sur grands crus de la Côte de Beaune : malgré l’utilisation de la même souche de levure, le même cépage, chaque climat donne un vin aux arômes différenciés.

Levures indigènes vs levures sélectionnées : un impact perceptible au verre

Levures indigènes : la voie de la complexité et de l’identité

Les vins élevés sur levures indigènes (naturelles) revendiquent souvent plus de complexité aromatique et une plus forte « empreinte du lieu ». Une étude menée sur 72 fermentations spontanées en Bourgogne a révélé que la typicité aromatique était plus marquée et moins reproductible, même sur le même terroir (source : Université de Bourgogne).

  • Variabilité forte d’une année à l’autre ;
  • Arômes plus nuancés et surprenants ;
  • Expression du millésime souvent accentuée.

Cependant, certains arômes indésirables (acidité volatile, brettanomyces, etc.) peuvent aussi être exacerbés si le contrôle du processus fait défaut.

Levures sélectionnées : la quête de la précision aromatique

L’usage de souches sélectionnées permet aux domaines de viser une reproduction fidèle d’un style. Plusieurs études indiquent que le choix d’une souche adaptée peut générer une augmentation parfois supérieure à 40 % de certains arômes fruités dans les vins blancs (source : Australian Wine Research Institute).

  • Sécurité fermentaire accrue ;
  • Aisance pour fixer un « profil signature » ;
  • Mais parfois, moins de complexité ou une certaine homogénéité.

En Champagne, par exemple, l’emploi de levures sélectionnées typiquement françaises garantit la fraîcheur, l’élégance et certains arômes attendus… mais limite la possibilité de surprise.

Quelques anecdotes et expériences édifiantes

La cave de l’Université de Davis (Californie) s’est amusée à réaliser la même vinification de chardonnay avec dix souches de levures différentes, sur un même moût, à une température maintenue constante. Verdict : chaque vin délivrait un profil distinct. Certains révélaient des arômes éclatants de pêche et de fruits à noyaux. D’autres accentuaient l’acidité et le citron confit, tandis que certaines souches inhibaient l’expression variétale.

Même au sein d’un domaine, il n’est pas rare de vinifier des parcelles voisines avec deux levures différentes pour « tester l’accord levure-terroir ». Beaucoup de grands domaines des Côtes du Rhône ou du Bordelais choisissent d’ensemencer une cuve sur deux, conservant une part de fermentation spontanée pour gagner en complexité, tout en sécurisant la fermentation globale du millésime.

Un autre exemple, tiré des Sancerre, où une souche sélectionnée a permis de trancher nettement le profil des sauvignons : certains domaines, en misant sur des levures produisant beaucoup de thiols, ont vu leurs vins gagner des explosifs arômes de buis et de groseille, pour séduire le marché anglo-saxon friand de sauvignon à la néo-zélandaise.

La prédiction des arômes : une science en mouvement

Grâce à l’analyse sensorielle et moléculaire, la recherche progresse pour mieux cerner les impacts des levures. Aujourd’hui, la cartographie génétique des souches avance vite : les grandes maisons œnologiques investissent dans la sélection personnalisée pour coller à des profils recherchés, voire à la typicité d’un terroir précis.

Les outils analytiques permettent de prédire, dans une certaine mesure, la puissance et la famille aromatique dominante : esters pour les arômes de fruits, thiols pour les notes exotiques, terpènes pour les arômes floraux.

  • Le « vin du futur » ? Peut-être verra-t-on émerger des levures “sur mesure” capables d’exalter des arômes choisis, voire de corriger les années de petite maturité.
  • L’inconnue humaine et naturelle : La magie du vin reste que, derrière chaque vendange, se cache une part d’inattendu, liée au millésime, au sol, au climat, et même à la main du vigneron.

Pour aller plus loin, des recherches menées par l’INRAE et publiées dans Frontiers in Microbiology montrent que la co-inoculation de plusieurs souches de levures, escamotant la compétition avec les microflores naturelles, bouleverse la signature aromatique finale. La collaboration ou la lutte entre espèces décuple la complexité... et l’incertitude.

Finalement : quelle part de prédiction, quelle part de surprise ?

Oui, choisir une levure oriente nettement le style d’un vin. Les œnologues et vignerons élaborent aujourd’hui leurs vins avec une vraie palette d’artisan, capables d’influencer la texture, la fraîcheur et surtout les arômes majeurs.

Mais, loin du déterminisme absolu, la réalité du chai et la vitalité du vivant imposent toujours leur part de surprise. C’est ce dialogue constant entre science, intuition et nature qui nourrit l’évolution du vin et sa poésie. Si la prédiction des arômes n’est jamais infaillible, le plaisir réside souvent – au nez comme en bouche – dans l’étonnement inattendu que chaque bouteille réserve.

Pour ceux qui souhaitent approfondir : l’ouvrage “Les Arômes du Vin” aux éditions Féret, ou encore les articles des revues Revue des Œnologues et American Journal of Enology and Viticulture offrent des plongées fascinantes dans l’alchimie du goût et des levures.

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