L’équilibre fragile : Quand la fermentation met les arômes du vin en péril

15/09/2025

Qu’entend-on par fermentation mal contrôlée ?

Avant tout, rappelons ce qu’est la fermentation : la transformation du sucre en alcool sous l’action des levures, le plus souvent les Saccharomyces cerevisiae, mais aussi parfois d’autres levures et bactéries présentes dans le chai ou sur la pellicule du raisin. Lorsqu’elle n’est pas maîtrisée, de multiples facteurs peuvent intervenir :

  • Températures inadaptées (trop hautes ou trop basses)
  • Mauvais choix ou développement de levures indésirées
  • Oxydations non désirées
  • Carence en nutriments pour les levures
  • Contaminations bactériennes ou fongiques

Un mauvais contrôle ne veut pas dire seulement perdre la main techniquement : il peut s’agir aussi d’accidents météorologiques — comme lors des vendanges de 2013 à Bordeaux, où une humidité élevée a favorisé la propagation de levures non souhaitées (source : Revue du Vin de France). Une moindre vigilance peut suffire à compromettre l’équilibre d’un millésime entier.

Quels défauts aromatiques risquent d’apparaître ?

Au nez, certains arômes peuvent surprendre, repousser, voire dominer de façon écrasante – loin de la complexité attendue. Les risques sont nombreux, parmi lesquels quelques familles majeures de défauts aromatiques alternent en fonction des causes de la fermentation mal contrôlée :

1. Les notes animales, de cuir ou de sueur : l’envolée des Brettanomyces

Sans surprise, l’un des grands classiques : si la fermentation est mal menée ou que l’hygiène en cave laisse à désirer, les levures de la famille Brettanomyces (« Bretts ») peuvent prendre le dessus. Elles sont redoutées pour leur production de phénols volatils comme le 4-éthylphénol et le 4-éthylguaiacol. Résultat dans le verre :

  • Arômes évoquant l’écurie, le cuir mouillé, la sueur de cheval, voire le hôpital
  • Masquage systématique du fruit et perte de fraîcheur

Les « Bretts » ne sont pas que négatives : à très faibles doses, certains amateurs les tolèrent ou y voient de la complexité, notamment dans des vins rouges évolués. Mais dès que le seuil d’acceptabilité est franchi (vers 400 μg/L pour le 4-éthylphénol selon l’IFV), le vin devient rapidement caricatural. Sources : Institut Français de la Vigne et du Vin, OIV.

2. Les notes de vinaigre et de dissolvant : les dangers de l’acidité volatile

Dans des conditions anaérobies mal assurées, des bactéries acétiques peuvent convertir l’alcool en acide acétique (essence du vinaigre) ou en éthyl-acétate (senteur de colle ou vernis à ongle). Inquiétudes :

  • Apparition d’une volatile perceptible dès 0,6 g/L (um threshold, source OIV)
  • Dévalorisation du vin au concours ou à la vente, certains marchés étant intransigeants au-delà de 0,5 g/L

Le nez fruité est écrasé, la bouche paraît dure, voire brûlante, lorsque le défaut est marqué.

3. Les notes soufrées et d’œuf pourri : le piège des composés soufrés

En l’absence d’aération suffisante ou en cas de carence nutritive pour les levures, la production de composés soufrés indésirables s’envole. Parmi eux :

  • Sulfure d’hydrogène (« œuf pourri ») détectable dès 1,1 à 1,6 μg/L (source AWRI)
  • Mercaptans et thiols, responsables d’odeurs d’asperge, caoutchouc, chou cuit ou moufette

Ce groupe de défauts est non seulement extrêmement désagréable, mais aussi difficile à éliminer après la fermentation.

4. Les arômes lactiques ou de yaourt : dérives de la fermentation malolactique

La fermentation malolactique, qui survient souvent après la fermentation alcoolique, est le domaine de prédilection des bactéries lactiques – en particulier Oenococcus oeni. Normalement surveillée, elle peut déraper :

  • Notes de beurre rance (diacétyle, détectable dès 0,2 mg/L)
  • Parfois arômes de yaourt, lait tourné, bonbon anglais
  • Risques de piqûre lactique (arômes aigres, désagréables, acidité accrue)

Un excès ou un mauvais contrôle nuisent à la pureté et à la finesse attendue, surtout sur des cépages délicats.

5. Les arômes herbacés, amidonnés ou « boisés » non désirés

Certaines techniques destinées à alpha-capter les arômes (utilisation de bois, macérations trop longues, etc.) ou une fermentation incomplète peuvent générer :

  • Notes végétales dominantes (poivron vert, foin, tige de tomate) typiques des pyrrolidines
  • Saveurs d’amidon ou mie de pain si les sucres restent non transformés
  • Boisé non intégré, asséchant le vin et masquant sa complexité

Quels sont les facteurs à l’origine d’une fermentation mal contrôlée ?

Trois causes majeures expliquent l’apparition de défauts aromatiques liés à une fermentation défaillante. Les comprendre, c’est déjà imaginer les solutions qui s’offrent au vigneron.

La température, maître mot du contrôle

  • Trop froid (< 15°C) : les levures travaillent lentement, risquent de s’arrêter, le sucre reste présent et favorise l’essor de bactéries indésirables.
  • Trop chaud (> 30°C) : les levures stressent, meurent, ou produisent en quantité des composés indésirables (alcools supérieurs, esters lourds, arômes « cuits », etc.).

Une étude de l’AWRI (Australian Wine Research Institute) a montré que maintenir une température stable autour de 18-22°C facilite la maîtrise des profils aromatiques et limite les risques d’accidents.

Le choix et la vigueur des levures

  • Les levures indigènes apportent de la complexité, mais une population déséquilibrée ou affaiblie laisse la porte ouverte aux souches spoilantes.
  • Des levures sélectionnées, mal adaptées au moût, peuvent décrocher ou produire des arômes non attendus (source : Œnologues de France, «Panorama des défauts du vin»).

L’hygiène et la gestion de l’oxygène

  • Des outils mal nettoyés, des cuves mal rincées ou un chai trop humide intensifient les contaminations croisées.
  • L’excès d’oxygène stimule l’oxydation, mais son manque conduit à la formation de sulfures. L’équilibre est à chercher, selon le style voulu (BIVB, Bourgogne Aujourd’hui).

Impact sur la palette aromatique finale du vin

Les arômes du vin résultent de la somme de centaines de molécules qui, ensemble, tissent une trame olfactive d’une incroyable diversité. Mais certains défauts prennent toute la place. Quelques exemples frappants :

  • Dès 1 µg/L de H₂S, les notes d’œuf pourri submergent la moindre note florale ou fruitée.
  • L’acidité volatile à 0,8 g/L (soit 0,1% d’acidité) suffit à rendre la bouche raide, le nez piquant et dissuasif (source OIV).
  • Quelques dizaines de μg/L de phénols volatils suffisent à métamorphoser un vin fruité en un vin animal ou médicinal.

Un exemple marquant : lors du millésime 2012 en Bourgogne, des cuvées de pinot noir promises à une superbe expression fruitée ont été déclassées à cause d'une vague de « Bretts », l’été ayant été marqué par des vendanges humides et une rentrée au chai difficile. Les arômes de fraise et de cerise ont progressivement laissé place à des tonalités de cuir et d’étable, décrivant en direct l’impact d’un fermenteur contaminé.

Un équilibre subtil entre maîtrise et expression du terroir

Les vignerons et œnologues cherchent aujourd’hui à préserver autant que possible l’expression du terroir sans pour autant prendre le risque de laisser la fermentation se dérouler sans contrôle. Quelques statistiques intéressantes :

  • Depuis vingt ans, le pourcentage de cuvées déclassées annuellement pour causes de défauts aromatiques tourne autour de 2 à 3% en France (source INAO)
  • Les dégustations des concours mondiaux notent l’acidité volatile, la réduction et les phénols volatils parmi les dix principaux motifs d’exclusion (Concours Mondial de Bruxelles, résultats 2022)
  • Les domaines investissant dans la régulation précise de température (refroidisseurs, cuves climatisées) ont réduit leurs défauts aromatiques de 50 à 80% en moins de dix ans selon la Revue des Œnologues

Prévenir plutôt que guérir : les clés de la réussite aromatique

Si un accident de fermentation ne peut généralement pas être totalement compensé par la suite — un arôme « animal » ou « vinaigré » s’incruste dans la mémoire sensorielle d’un vin — certains gestes limitent grandement les risques :

  1. Contrôler la température : le suivi de la courbe thermique, ajustée à chaque cépage, reste la mesure n°1.
  2. Assurer l’hygiène du chai : matériel, cuverie, fûts, tout doit y passer, à chaque millésime.
  3. Surveiller la densité et l’alimentation des levures, parfois en ajoutant des compléments de nutrition si nécessaire.
  4. Choisir la stratégie de levurage : indigène, mais surveillée ; sélectionnée, mais adaptée à la vendange du jour.
  5. Maîtriser l’oxygène : ni trop, ni trop peu, entre aération douce et inertage réfléchi.

On comprend ici pourquoi l’essor des « fermentations spontanées » s’accompagne aujourd’hui d’un suivi analytique serré, loin du mythe romantique du vin laissé « à Dame Nature ». Les œnologues modernes travaillent avec des outils • capteurs de température, analyses ponctuelles, prélèvements réguliers • pour accompagner la formation des arômes sans dérapage.

Pour aller plus loin : l’art du vin, ses risques et sa magie

À travers la maîtrise de la fermentation, le vin dévoile toute sa complexité et sa capacité d’émotion olfactive. Mais derrière chaque grand vin, il y a aussi des paris, des tentatives, parfois des échecs mémorables dont les défauts aromatiques rappellent que la nature, même servie par l’expérience humaine, réclame vigilance, écoute et humilité.

Si la fermentation reste ce moment suspendu, où la magie opère, sa maîtrise sépare les vins strictement corrects de ceux qui racontent une histoire sensorielle unique. La compréhension des risques et la précision du geste donnent alors naissance à ces vins dont le bouquet n’a rien d’un hasard, mais tout d’un équilibre fragile, patiemment tissé.

Sources : Institut Français de la Vigne et du Vin ; OIV ; AWRI ; INAO ; Revue des Œnologues ; Concours Mondial de Bruxelles ; BIVB ; Œnologues de France.

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